LA PLANÈTE ARCANIA -I-La prédiction ( 58 premières pages)




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LA PLANÈTE ARCANIA-I-LA PRÉDICTION (4ème de couverture et Petit questionnaire adressé à l'auteure)






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    Il y a un milliard d’années de cela, la planète Arcania n’était qu’un ensemble de particules de matière, sans oxygène ni vie. Mais, au fil des millénaires qui suivirent, ses terres se façonnèrent sous forme de trois continents. Ses étendues d’eau se différencièrent en mers, en océans, en fleuves, en rivières, et en lacs. Et la vie y éclot, progressivement, pour donner naissance à une foultitude d’espèces animales et végétales.


    Pour certains organismes leur maintien au cours du temps s’était fait sans modifications notables. Pour nombre d’autres,en revanche, des prédateurs une sélection naturelle et des bouleversements divers et variés avaient concouru aussi bien à leur évolution qu’à leur extinction.                                               


    Parmi ces espèces, qui avaient passé avec succès tous les stades des évolutions transitoires pour aboutir à leur forme la plus évoluée, se trouvait l’espèce humaine. Une espèce animale différente car dotée de raison, et qui prit véritablement possession des trois continents de ce monde il y a un peu plus de dix-huit mille ans de cela.






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                                               Prologue





    L’espèce humaine comprenait trois races : la race des Hommes, la race des Neutrales et la race des Triales.
    La race des Hommes était la race matrice. Elle était la source de vie de l’espèce humaine.
    La race des Neutrales était issue de la race des Hommes mais elle ne représentait qu’un millième des naissances de cette dernière. Elle était composée d’individus hermaphrodites. La partie gauche de leur ana­tomie était constituée d’une physionomie féminine, tandis que la partie droite possédait une physionomie mascu­line ; et cela du sommet de leur crâne jusqu’à l’extrémité de leurs pieds.
    La race des Triales provenait de l’union des êtres des deux races précédentes (en effet la mixité physique des Neutrales leur permettait de procréer aussi bien en tant qu’Homme qu’en tant que Femme). Elle était une race hybride. Elle se trouvait incapable de procréer.
    Si de leur naissance jusqu’à l’âge d’environ dix ans les enfants Triales ne se distin­guaient en rien des enfants de la race des Hommes, à partir de cet âge des changements physiques s’opéraient en eux ; et toujours selon le même rituel.
    Les enfants dits mâles étaient les moins affectés par ces transformations. Elles n’étaient chez eux que d’ordre épidermique. Elles se manifestaient par des marques ou des taches de différentes pigmentations qui coloraient progressivement leur peau. Elles pouvaient varier d’un individu à l’autre et étaient de forme cubique, circulaire, trapézoïde, ou ellipsoïdale, et recouvraient des surfaces plus ou moins étendues de leur corps ou de leur visage.
  Chez les enfants dits femelles ces changements étaient plus conséquents, car certains de leurs membres, ou de leurs organes externes, se retrouvaient modifiés. Ils prenaient des formes atrophiées, biscornues, ou proéminentes, ou parfois même tout simplement disparaissaient de certains organismes ; sans pour autant que cela n’influe sur leur espérance de vie.
    La race des Hommes était une race physique, manuelle.
    La race des Neutrales possédait un esprit éminemment supérieur. Elle avait une inclination naturelle ou plus exactement un goût immodéré pour toutes les choses qui touchaient à la connaissance et au savoir. Elle devint de facto à l’origine de toutes les découvertes scientifiques et technologiques qui virent le jour sur Arcania.
     La race des Triales, quant à elle, était dotée d’un don divinatoire ; dont la complexité même dépassait toute connaissance scientifique neutralienne et mettait à mal son esprit cartésien. De façon plus spécifique, les Triales mâles pouvaient revivre par l’esprit des événements du passé au contact d’un objet ayant appartenu à ce passé, tandis que les Triales femelles étaient aptes à révéler l’avenir.
    Bien que ces dons constituent tous deux les deux extrémités d’une même branche, l’appréhension de l’avenir nécessitait néanmoins tout un art. Car elle laissait grande place aux jugements, aux suppositions, et aux conclusions des Triales femelles ; autrement dit à leurs interprétations. Pourtant vision et réalité finissaient toujours par se fondre l’une dans l’autre, avec une superposition étonnamment précise ; pour devenir le calque l’une de l ’autre.
   Le sujet des visions donnant à voir des pans du futur, ainsi que le moment où ces dernières se manifestaient ne pouvaient faire l’objet d’un choix de la part des Triales femelles. Elles n’étaient que les serviles détentrices d’un don qui s’imposait à elles. De plus ces visions ne faisaient pas toujours référence à un futur éminent et il pouvait parfois se passer un temps considérable (plusieurs mois, voire des années), entre une vision et sa réalisation.  
    Dès les premiers siècles de civilisation, les particularités et singularités physiques et psychiques propres à chacune de ces trois races entraînèrent une répartition déterminée des tâches. Elles mirent naturellement en avant la perception du potentiel d’un être en fonction de sa race.
    Chaque individu se devait donc de focaliser son attention sur les domaines qui lui étaient propres.
    Même si aucune race n’était favorisée au détriment d’une autre, chacune constituant toujours un élément indispensable au tout, cette vision de l’espèce donnait conscience de ce que l’on devait être, et non de ce que l’on voulait être. Elle  niait par-là même la singularité propre à chacun. Elle devint une doctrine ; la charpente patente essentielle à l’édification de chaque société de ce monde.
    La doctrine inspira à chaque race les mêmes centres d’intérêt, les mêmes affinités, une même manière de vivre. Elle fit naître l’unité de penser.
    L’appartenance à une race se voulait identité. Elle finit par prévaloir sur l’ethnie.
    Les humains se regroupèrent alors par race, sous forme de petites communautés qui s’imposèrent à l’espèce de façon nécessaire. Il était évident pour eux qu’on se trouvait mieux entouré de ses semblables.
    Mais se regrouper entre soi change le rapport à  l’autre, et cette fraternité au sein d’une même espèce qui se devait d’être universelle en vint à se restreindre, pour être exclusive à la race de chacun ; et le vivre ensemble se résuma à vivre côte à côte.
    Avec cette idée de compartimenter chacun, quelque chose comme une sorte de grande cohésion propre à une espèce fut perdue en cours de route pour faire place à un lien tenu, presque invisible, entre les races.
    Puis cette notion de communauté commença dès le berceau. Chaque nouveau-né se voyait confier, dès sa naissance, à la race qui lui était propre.
    Cela aboutit à un fait indiscutable : les liens qui unissaient un être humain à sa race étaient plus forts que les liens du sang. 
   Les croyances étaient diverses et variées, et le choix de leurs pratiques était laissé à la volonté de chacun.
   la préscience, elle, avait donné vie à une « croyance » universelle. En fait, elle était plus qu’une simple représentation de signes mystiques. Elle allait bien au-delà de convictions religieuses ; puisque, plus qu’une religion, elle était perçue par les trois races comme une science exacte, comme la vision de la vérité absolue, comme une capacité à appréhender un avenir qui se réalisera à plus ou moins brève échéance. Même si par ses révélations, par le moment choisi pour le faire, elle servait des desseins qu’il était parfois difficile de comprendre aux communs des mortels. Selon cette croyance, il n’y avait pas de place pour le hasard. Tous les évènements étaient déjà inscrits dans l’univers, et en particulier les actions humaines, et les prédictions ne faisaient que les intercepter. Elles étaient une aide essentielle pour prendre des décisions. Elles donnaient un attrait différent au concept de futur. Il y avait donc une raison, un  sens, à  chaque  chose, à chaque  action humaine.
C’était le principe du grand dessein.
    De ce fait la perception prophétique faisait partie intégrante des fondements de ce monde, et la renier ou la remettre en doute aurait été impensable.
    Durant un peu plus de seize mille ans, l’ensemble de l’humanité évolua en parfaite harmonie ; sans la moindre animosité entre chacune de ses trois races. Pourtant au début de l’an 16018, de par le monde, une même prédiction annonçant l’extermination sauvage et sanguinaire de la totalité de la race des Neutrales et de celle des Triales par la race des Hommes s’invita dans l’esprit de nombreuses Triales femelles. Le motif de ces génocides restait inconnu ; les visions étant muettes à ce sujet. La date, quant à elle, était précise. Elle annonçait le début du massacre durant l’éclipse de Néora.(Néora est l’équivalent du soleil sur Terre. L’éclipse de Néora correspond à la superposition des deux lunes d’Arcania entre Néora et la planète Arcania.)
Une éclipse qui avait lieu tous les cinq ans ; la prochaine étant prévue l’année suivante.
    Cette effroyable nouvelle fut diffusée secrètement au sein des deux races menacées ; créant en elles une véritable terreur. En effet, le destin étant censé être sans faille tout espoir rationnel de lui échapper paraissait vain. Dans ce cas devaient-elles se résoudre à l’inévitable et accepter comme toujours le principe du grand dessein, et laisser leur espèce se réduire à la seule race des Hommes ?
    Si certains restèrent en quête de réponse ou se sentirent impuissants face à ce qui les attendait, d’autres conscients de leurs intérêts communs s’allièrent avec la volonté de contre-carrer ces funestes perspectives. S’ils ne pouvaient combattre le destin, s’ils ne pouvaient changer l’Histoire et empêcher leur fin inéluctable, ils avaient la prétention de croire qu’ils pouvaient repousser aussi loin que possible la mort de leurs deux races en tentant de reporter son échéance d’éclipse en éclipse. Pour eux, si cette prophétie leur avait été révélée ce n’était pas sans raison. Il leur fallait agir. Ils se devaient d’agir, et des comités se créèrent dans le plus grand secret afin de réorganiser l’avenir.
    Dès lors, tout s’emballa très vite. Leurs pensées laissèrent entrevoir d’effroyables vérités, des évidences, et tout prit une autre dimension. Dictés par la conscience d’un danger éminent, et donc par la volonté d’anticiper tout désir de violence de la part d’une race plus nombreuse et plus forte, ils prirent des décisions dans l’urgence. Dans un intérêt d’ordre vital ils décrétèrent tout d’abord la race des Hommes comme désormais race nuisible avec une conclusion inéluctable, cohérente, qui s’imposait d’elle-même : il fallait programmer son extermination ; et c’était une fin en soi. « Sacrilège ? Non, simple instinct de survie », disaient-ils. C’était pour eux un choix qui n’en était pas un. « Il n’y a aucune autre alternative possible ; c’est la seule solution » pensaient-ils. Pour eux, ils ne faisaient simplement qu’agir en conséquence. Après tout, la meilleure des défenses n’était-elle pas l’attaque ?
    Et rien ne semblait plus pouvoir leur faire entendre raison, car la peur envers ceux qui furent qualifiés d’ennemis potentiels devint un poison redoutable qui ébranla progressivement tous les esprits. Ainsi un tel choix aurait dû faire l’objet d’anathème de la part des Neutrales et des Triales les moins virulents ; mais il n’y eu aucun désaveu de leur part. Ce qui signifiait manifestement qu’ils validaient eux aussi cette décision. Pour la race des Neutrales et la race des Triales leur jugement de valeur était devenu inhérent à leur survie.
    Bien qu’oublieuses du respect et des égards qu’elles estimaient ne plus devoir à la race des Hommes, les deux races menacées n’en demeuraient pas moins conscientes qu’elles restaient tributaires de son existence pour maintenir leur propre race en vie. C’est pourquoi, afin d’assurer la pérennité de leurs deux races en ce monde, elles comptaient épargner les jeunes générations qu’elles maintiendraient ensuite sous leur coupe. 
Pour conduire au succès leur entreprise, elles décidèrent d’utiliser la Science comme bouclier protecteur contre l'avenir qui les attendait. Car la Science  consistait à maîtriser les évènements et les Neutrales maîtrisaient la Science.  
   Elles avaient également comme allié le plus grand point faible de la race devenue ennemie : la confiance. La confiance que la race des Hommes accordait depuis toujours à la race des Neutrales. Une confiance aveugle basée sur une absence de connaissance scientifique et sur un savoir théorique qui lui faisait défaut. Elle pouvait s’apparenter à une forme de crédulité qui donnait foi à tous les dires des Neutrales. Elle était propice à la manipulation, voire à l’aliénation. Il suffisait aux Neutrales de s’engouffrer dans cette brèche, et d’y ajouter de la science.
    Le procédé était perfide. Le processus imparable.                      
Les armes les plus redoutables en matière de science étaient sans conteste les virus ; des micro-organismes à la fois rudimentaires et complexes. Les Neutrales connaissaient parfaitement leurs structures, leurs évolutions, les mécanismes qui leur permettaient d’infecter les cellules et de mettre à profit les mécanismes cellulaires pour se reproduire. Ils étaient experts dans les techniques pour les isoler, les cultiver, les détruire. D’autre part, leur découverte en matière de génome humain n’avait fait que mettre en évidence ce qu’ils savaient déjà : chacune des trois races qui composait l’humanité avait certains gènes qui lui étaient spécifiques. Cela impliquait que certaines affections étaient propres à une race. C’était ce que l’on appelait une prédisposition raciale.
   De tout ce savoir naquit un virus létal qui infectait uniquement les récepteurs cellulaires spécifiques à la race des Hommes. Plus précisément, ce virus ne s’attaquait qu’aux individus ayant atteint leur maturité physique ; c’est-à-dire âgés de plus de vingt-cinq ans.
    Sa mise en circulation eut lieu sept mois avant la date fatidique de l’éclipse de Néora.
    Dans un premier temps il se montrait asymptomatique chez les individus qui en devenaient l’hôte. Car il fallait que le mal fasse son œuvre ; c’est-à-dire qu’il contamine le maximum d’individus en un minimum de temps. C’est pourquoi le délai entre la contamination et l’apparition des premiers symptômes de la maladie, ou autrement dit la période d’incubation, était d’environ quinze jours ; avec pour voie de transmission directe ou indirecte toutes les formes de sécrétions humaines.
    Quand les premiers symptômes apparaissaient enfin ils énonçaient tous les signes cliniques d’une toxi-infection alimentaire et, dans la totalité des cas, la mort survenait dans les six jours qui suivaient l’apparition de ces symptômes. 
    On incrimina tout d’abord les animaux élevés en batteries, soumis à un élevage intensif et par là même de bacilles dont la malencontreuse absorption s’avérait avoir des effets tragiques. Mais on constata que parmi les victimes se trouvaient des individus qui ne consommaient pas d’animaux. On parla alors d’aliments résultant de méthodes inadéquates de manipulation, de préparation, de cuisson, de conservation, ou de stockage. Les contrôles sanitaires mandatés à cet effet ne donnèrent rien de probant et l’agent pathogène coupable resta introuvable.
    Au fur et à mesure des décès et au mettre titre que ce mal, la peur commencera à se répandre dans les foyers de la population cible. Et dans un affolement légitime la race des Hommes se tourna à la fois vers les Triales femelles, (en cherchant à savoir si de par leurs prédictions elles pouvaient expliquer ce mystère), et vers les Neutrales (ces individus qui étaient la Science personnifiée).
     Les Triales femelles assurèrent n’avoir eu aucune vision qui de près ou de loin faisait état d’un tel évènement.
   De son côté, « la Science », afin que le péril demeure fictif le plus longtemps possible, laissa supposer des craintes sans fondement ; certifiant que des cas de symptômes identiques ne devaient pas nécessairement faire penser à une contagion. Quand bien même, une contagion n’engendrait pas obligatoirement une épidémie. De plus une épidémie avait un mode de contamination aléatoire, ce qui dans la situation actuelle n’était pas le cas car l’agent pathogène ciblait une population bien spécifique : des Hommes et des Femmes âgés de plus de vingt-cinq ans. De ce fait « la Science » ne trouva pas nécessaire la mise en place de mesures de prophylaxie ; et elle maintint les déplacements et les regroupements.
    Les cas ne cessaient d’augmenter ;mais les chiffres étaient tronqués : pour plusieurs milliers de morts, on annonçait quelques centaines de cas constatés.
    En peu de temps, selon le processus mis en place, quelque chose qui ressemblait à une invasion insidieuse s’étendit de façon progressive sur le monde, de manière homogène et identique n’épargnant aucun des trois continents, révélant le côté pandémique du phénomène.
   Devant ce mal devenu planétaire, la  Science en vint enfin à la mise en place de mesures sanitaires. Tout cela requérait des moyens exceptionnels, à la mesure de l’étendue de la contamination à laquelle le monde se trouvait confronté ; et l’état d’urgence fut décrété sur Arcania.
   Comme en tout cas de péril éminent certaines libertés fondamentales en vinrent à être restreintes. Des restrictions qui ne touchèrent que  la  race des Hommes, car  il  était évident que seule cette race était en danger.
    Cette dernière commença par perdre le droit de circuler librement ; sa sécurité primant sur la liberté de chacun de ses membres. Puis il y eut la mise en place de camps de quarantaine, la séparation des Hommes et des Femmes ; les enfants et les adolescents enfermés dans des lieux aseptisés soi-disant pour leur propre sécurité.
    Les mesures étaient insuffisantes et les individus de la race des Hommes continuaient de succomber de façon effrayante. Les camps devinrent bientôt de véritables mouroirs pour ceux qui s’y trouvaient confinés.
    « La Science », de son côté, se disait démunie devant l’aggravation de la situation. Elle assurait que dans l’état actuel des choses la mise en culture de l’agent pathogène était extrêmement difficile, et que par conséquent elle ne pouvait fournir aucun traitement.
   Son imposture dura aussi longtemps que la race des Hommes lui accorda sa confiance ; c’est-à-dire jusqu’au bout ; jusqu’à ce que chaque individu de cette race se retrouvât enfermé, ou mort.
    Ainsi, depuis que la race des Neutrales et la race des Triales avaient décidé de refaçonner l’Histoire, en une brève période se joua le devenir de la totalité des individus de la race des Hommes.
    Sur une population mondiale estimée à quatre-vingts millions d’entre eux ; soixante-dix millions périrent dans les sept mois qui suivirent l’arrivée du virus. Une véritable hécatombe. Une apocalypse humanitaire. Des villes entières devinrent de véritable no man’s land et furent rayées des cartes ; et certaines régions furent complètement désertées.
     À la date de l’éclipse de Néora, il ne resta plus en vie que les jeunes générations parquées dans des blockhaus et destinées à n’être que des réserves, des viviers humains.  
   Pour pouvoir les maîtriser, les contrôler et les utiliser au maximum de leurs capacités, les Neutrales modifièrent scientifiquement leur esprit de façon à leur permettre de fonctionner comme de véritables machines. Ils devinrent dès lors, avec une efficacité sans faille, des e-m : des êtres-machines. Des êtres serviles exploités à des fins de prostitution, de production, de reproduction, ou d’expérimentations. Une masse d’exécutants, rendue inoffensive, qui avait perdu son statut d’être humain et qui n’était plus qu’une valeur marchande.
la race des Triales et la race des Neutrales, elles aussi, s’étaient métamorphosées. L’humanité qu’elles avaient retirée à la race des Hommes elles-mêmes l’avaient perdue en cour de route ; par décret, par ordre, par peur magnifiée en génie destructeur propre à ordonner l’asservissement d’une race. Désormais leur vision était primaire au regard de la vie, et des principes moraux. Elles imposaient des lignes de conduites qui pouvaient se résumer à un ensemble d’ordres et de lois qu’il suffisait de respecter. Elles vivaient leur relation avec les individus de la race des Hommes sur le mode de la relation parasitaire : tout ce qui leur profitait, nuisait à l’autre
 Même si elles avaient déjà accompli de grandes choses, de « tellement grandes choses », elles avaient conscience que tout ce qu’elles avaient fait n’était qu’une étape, qu’il leur faudrait encore et toujours redoubler d’efforts, de vigilance, et de technologie, qu’elles feraient toujours face à un grand péril. Elles n’étaient qu’en sursis. Tout cela n’était qu’un instant de répit jusqu’à chaque prochaine éclipse. Il n’y aurait jamais de véritable victoire ; la prédiction devant bien s’accomplir un jour.  « Si l’on ne va pas assez vite, pas assez loin qui sait ce qu’il adviendra de nous » était leur leitmotiv. Une variable imprévisible pouvait faire tout basculer. Il leur fallait être apte à prévoir l’imprévisible. Il leur fallait continuer d’être impitoyables avec les jeunes générations de la race des Hommes. Ce fut en quelque sorte une circonstance atténuante (du moins elle fut reconnue comme telle) qui permit de justifier les atrocités qu’elles commirent.
   Pourtant « Qui montre sa force, montre sa faiblesse », disait un vieil adage ; et il se confirma. Car, malgré toutes ces précautions, il y eut des survivants au virus létal. Il s’agissait d’Hommes et de Femmes qui avaient compris plus ou moins tôt ce qu’il allait advenir d’eux et qui avaient réussi à fuir. Ils apprirent l’existence de la prédiction, et le fait qu’elle devait aboutir à la victoire de leur race leur donna la force et le courage d’entrer en résistance. Ils préparèrent leur riposte en se fondant au cœur des camps ennemis. Pour cela ils se grimèrent en Neutrale ou en Triale. Forts de l’appui de la prédiction ils déclenchèrent leur révolte à la date prévue par cette dernière ; soit au début de la deuxième éclipse de Néora. Elle aboutit à la libération de la race des Hommes, qui en représailles de toutes les exactions qu’elle avait subies, et par souci de sécurité, extermina la totalité de la race des Neutrales et de la race des Triales.
   Parallèlement à cela, la race des Hommes opta pour la destruction de toutes les sciences et technologies enfantées par les Neutrales, qu’elle associait à tous ses malheurs.
    Ainsi les actions des Neutrales et des Triales leur volonté d’enrayer l’avenir que leur promettait la prédiction n’avaient réussi qu’à les y conduire.  
    Durant les cinq siècles qui suivirent, la race des Hommes fut la seule représentante de l’espèce humaine sur Arcania. Après ce temps qui pourrait être qualifié de « temps latent », le monde qui avait existé auparavant disparu de l’esprit de chaque être humain ; au point de lui laisser croire que l’espèce humaine venait juste de voir le jour. Une humanité désormais constituée de la race des Hommes et de la race des Neutrales.    
                                              

     
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                                                  I    


    Depuis la création de cette humanité, la race des Hommes entretenait des guerres incessantes sur la totalité des terres émergées de ce monde qui étaient divisées en pays ; appelés selon les traditions de chacun contrées, provinces, ou états.
    Les surfaces de ces derniers étaient de plus ou moins grandes importances et, suivant, ils avaient à leur tête des gouverneurs, des seigneurs, des princes ou des souverains.
    Chacun d’entre eux gouvernait à sa convenance ; c’est-à-dire avec ses mœurs et ses coutumes, sa morale et ses lois propres.
    Les croyances étaient diverses et variées. Certains peuples n’avaient pas de véritables dieux. D’autres donnaient foi aux choses obscures, aux superstitions, à la sorcellerie. Néanmoins tous avaient en commun l’idée prégnante d’un créateur à l’origine du monde.
    Les allégeances changeaient au rythme des décennies. Les luttes de pouvoir voyaient naître des divisions au sein même de clans ; portant d’anciens alliés à s’affronter.
    Des antagonismes profonds, des mésententes affichées, et des clivages consommés, refaisaient régulièrement surface pour donner naissance à de nouveaux conflits.
    Des siècles durant les guerres perdurèrent. Il n’y eut jamais de paix entre ces différents pays ; leur peuple s’affrontant sans victoire décisive ou défaite cuisante. Chacun se délestant, à tour de rôle, de quelques territoires qu’il récupérait dans les guerres suivantes.
      Ainsi allèrent les choses jusqu’en l’an 515, jusqu’au moment où  à la tête d’une des armées d’une petite province se  trouva  un jeune  seigneur intrépide. Faisant  preuve  de hardiesse et de bravoure, il n’essuyait aucune défaite durant ses combats ; repoussant ses ennemis les plus vaillants avec une incroyable clairvoyance.
    Il se nommait Syrus, et était apte à percer à jour les feintes  et les manœuvres perfides. Il devançait les intrigues, les conspirations, les trahisons d’ambitieux ou de mécontents à qui il faisait de l’ombre. Il réussissait à confondre certains clans au point de les monter les uns contre les autres pour créer d’importants conflits en leur sein ; réduisant à néant toute opposition qui lui aurait été néfaste ou fatale.
    C’était comme s’il avait infiltré des espions dans chaque groupe d’ennemis potentiels de n’importe quelle contrée, province, ou état, du continent où il vivait. Il savait, avant les combats, les stratégies d’attaques de ses ennemis. Il éventait les complots de souverains dépossédés prêts à unir leurs rancunes. Il ordonnait des attaques dont il sortait tou­jours vainqueur, car il connaissait comme personne les finesses et les ruses subtiles de l’attaque et de la défense. En fait il était le plus fin stratège que ce monde avait jamais enfanté.
    Il consolida son influence sur ses territoires. Il accrût sa domination sur d’autres au point d’arriver, après trois décennies, à conquérir l’un après l’autre tous les pays de ce continent. Ces derniers devinrent les différentes provinces de ce qui fut nommé le royaume de Flanqueur ; dont il devint le monarque absolu, le roi Syrus 1er.
    Sur chaque territoire conquis, après avoir imposé sa force et sa langue comme langue officielle, le roi Syrus 1er, qui était avant tout un homme très croyant, imposa les lois de son dieu, le Tout-Puissant, l’Être suprême. Pour remplacer les lois humaines. Pour faire que la monarchie et la religion ne fassent qu’un. Pour faire que chaque activité humaine (de comment  se vêtir jusqu’à  ce qu’il était véritablement répréhensible de faire) dépende de ces lois juridico-divines.
    Il imposa de ce fait les lois Mystiques.
    Si pour certains les règles morales, ou règles de vie, étaient un pur produit de l’esprit humain (donc propre à chaque peuple et à chaque civilisation), il était évident que quand elles étaient dictées par l’esprit divin il en était tout autrement. Ainsi, malgré leurs croyances antérieures, les peuples vaincus par le roi Syrus 1er adhérèrent à ces croyances et à ces lois sans grandes difficultés. Car, au vu de ses exploits, le monarque de Flanqueur semblait effectivement avoir le Tout-Puissant à ses côtés.
    Ces commandements divins étaient consignés dans le grand livre sacré que l’on nommait l’Alta. Mais l’Alta se révélait être un recueil incomplet dans la mesure où toutes les volontés divines n’avaient pas été retrouvées ; leur nombre n’ayant jamais été fixé par le Tout-Puissant, leur liste s’avérait non exhaustive. Cependant cette liste ne cessa de croître au cours du temps, puisque bon nombre d’entre elles firent leur apparition au fil de leur découverte ; c’est-à-dire au hasard de fouilles dans des grottes ou sous terre, sous la forme de tablettes d’argile ou de manuscrits anciens. Il n’y avait aucune explication à cela. Aucune explication qui aurait pu dire pourquoi ces volontés avaient été enfouies et dispersées par les premiers humains d’Arcania. Bien sûr, chaque découverte faisait l’objet d’expertises minutieuses afin d’être authentifiée. Et si ces documents ne révélaient rien du passé de ceux qui les avaient transcrits, en revanche ces derniers assuraient que ces commandements (qui se présentaient sous la forme de proverbe, de métaphore, ou parfois même d’allégorie, qui la plupart du temps paraissaient dépourvus de sens), ne devaient pas être interprétés au premier  degré, car ils avaient subi  un  travestissement  dont seuls les Hommes de loi pouvaient venir à bout.
    Des Hommes de loi, qui, pour mener à bien leur tâche et lever tous les mystères sur ces volontés divines, prétendaient avoir mis au point une méthode. Elle consistait à découper, fragmenter, disséquer chaque notion du document trouvé, et cela parfois même à l’infini, pour créer ensuite des associations avec les documents précédents par ressemblance, par correspondance, ou par déduction. Cela donnait naissance à un nouveau document, véritable mosaïque des originaux, à partir duquel les Hommes de loi disaient réaliser enfin une véritable analyse. Puis une fois décodée, interprétée et obligatoirement certifiée par le roi, Syrus 1er, chaque nouvelle volonté divine devenait une loi juridique afin de permettre sa mise en pratique.
    Des commandements divins qui en premier lieu condamnaient à mort par lapidation tout individu dont le corps portait des stigmates, ou présentait une anomalie ou une déficience physique ; rompant dès lors les liens logiques qui le rattachaient à l’espèce humaine pour faire de lui un être sans valeur qui ne méritait pas de vivre, et que l’on nommait un banni. Car le Tout-Puissant annonçait, dans ses écrits, marquer tous ceux coupables de l’avoir offensé pour les extraire de son troupeau comme des brebis galeuses ; faisant du corps de chaque être humain le miroir de son âme.
    Oui, l’Être suprême, dans son courroux, guidait la main de l’homme et l’érigeait en bourreau pour lui faire réaliser ce qui s’apparentait à un simple travail de sélection, qui tendait à éliminer tous ceux qui seraient jugés impropres à représenter dignement l’espèce humaine.
    Une chasse féroce était instaurée contre ces « créatures maudites » et la suspicion planait tel un oiseau de malheur. Chacun épiait, guettait ses voisins, ses prochains, ses proches même, comme on guette un changement de temps ou les prémices d’une nouvelle saison ; cherchant en chacun d’eux des comportements annonciateurs de disgrâce divine, interprétant leurs gestes, leurs attitudes. En fait, le moindre signe qui sous-entendait qu’il y avait désormais quelque chose d’anormal en l’autre.
Lorsque finalement il y avait certitude, un vent de folie soufflait sur la ville ou le bourg ou le village où se trouvait le banni. Un vent qui faisait que petit à petit les rues se remplissaient de monde, d’êtres humains ordinaires venus assister ou participer à son exécution. Ils finissaient par former une foule qui marchait d’un même pas comme un seul être vers l’arène dans laquelle le banni était mené de force. Une foule emportée par une sorte de transe mystique, qui l’enivrait jusqu’à la rendre saoule de haine, et qui la faisait en partie s’armer de pierres d’un geste mécanique pour asséner la mort. Et tandis que le corps du supplicié était ensuite traîné sans ménagement jusqu’à la dernière demeure qui lui était réservée (une fosse commune dans laquelle il finissait comme ses compagnons d’infortune, comme un vulgaire détritus), son âme, elle, était condamnée à errer dans le  Mangala, le royaume des ombres.
Ainsi s’accomplissait la volonté divine :
 « Pour celui  qui m’aura offensé, pas de pitié,
   Son sang jusqu’à la mort doit couler »                                             
    Puis la foule s’éparpillait et chacun s’en retournait à ses occupations, soulagé d’avoir allégé ce monde d’une vilaine conscience.
  Voilà donc le monde dans lequel vivait cette partie de l’humanité. Une humanité qui masquait sa sauvagerie derrière des textes sacrés qui faisaient de chaque être humain un être paradoxal, car à la fois docile et féroce, une sorte de monstre à deux têtes ; l’une de mouton l’autre de loup.
   Pourtant, au cours  du  temps une seule chose changea : il
arrivait que  des bannis échappent  à  leur  sort, tout simplement parce qu’ils fuyaient avant d’être dénoncés.
    Le roi Syrus 1er imposa également sa vision de son royaume, pour en faire un monde hiérarchisé et divisé en deux castes (l’une, supérieure, l’autre, inférieure) ;et comme toujours en pareil cas, remplies d’avantages et d’inconvénients inégalement répartis. 
La caste supérieure comprenait tout d’abord les Puissants : des nobles que le roi choisissait pour administrer en son nom les différentes provinces de son royaume ; bien que Syrus 1er n’abandonna rien de son autorité. Venaient ensuite les Hommes de loi dénommés les Scribagistrats. Au nombre de douze, ils détenaient leurs fonctions à vie et ce de façon héréditaire. Suivait le reste de la noblesse dont la fonction principale était de se divertir, et qui pratiquait l’oisiveté comme un art. Même si parmi ses membres il s’en comptait certains qui avaient choisi d’entrer au service de l’Être suprême. Les Hommes prenaient le titre de Prieur et avaient pour mission d’officier dans les temples. Les Femmes, devenues servantes du Tout-Puissant, se nommaient Sisteronnes.
Une catégorie d’individus particuliers venait s’ajouter à ce petit monde de privilégiés. Elle était constituée par les Neutrales. Quelle que fut la caste de naissance de ces individus hermaphrodites, une fois leur état de Neutrale authentifié, ils rejoignaient d’office la caste supérieure; conformément aux volontés royales. Considérés depuis toujours comme asexuels, ils accentuaient leurs particularités physiques par un maquillage propre à leur race. Un maquillage qui mettait en valeur leur partie féminine, et qui affirmait leur part masculine. L’intonation de leur voix était à dominante masculine, même si nombre d’inflexions féminines rappelaient l’autre être qui était aussi en eux. Ils exerçaient les fonctions de savant. Dotés d’incroyables capacités intellectuelles,  ces dernières restaient étrangement
inexploitées.
    En effet les sciences « pures » ou dénommées scientifiques  (c’est-à-dire les mathématiques, la physique, la chimie, et la biologie) végétaient ; leurs avancées étant tributaires des volontés de Syrus 1er.
Dès lors en ces domaines toute initiative personnelle, toute découverte, toute création, toute mise en place de nouvelle théorie, de la part des Neutrales étaient proscrites sans l’autorisation du roi qui maintenait ces sciences dans une sorte de nébuleuse. Comme s’il estimait que les progrès en ces domaines avaient atteint leur point culminant. 
Pour lui, seules les sciences qui pouvaient divertir ou charmer la noblesse avaient une perspective d’évolution. Dans la science de la musique de nouveaux opéras, de nouvelles symphonies, de nouvelles danses, parfois même de nouveaux instruments, étaient régulièrement créés. La science de la littérature n’était pas à plaindre non plus ; les romans, les essais, et les pièces de théâtre, entre autres, y fleurissaient. La noblesse aimait également la philosophie et la poésie qu’elle confondait parfois. Il faut dire qu’elles avaient le même effet sur elle : elles la berçaient toutes deux par le son de leurs mots, qu’au demeurant elle trouvait beaux, mais dont le sens de l’ensemble lui échappait souvent. L’astronomie y tenait aussi une belle place. Chaque nouvelle découverte d’étoile ou de comète donnait lieu à d’incommensurables fêtes. En fait, on savait bien plus de choses sur ce qui se passait dans le ciel que sur le sol que l’on foulait. Cependant, à bien y réfléchir, on savait ce qui se passait sur le sol car la botanique avait répertorié toutes les espèces florales, toutes les plantes, tous les arbres et arbustes du royaume de Flanqueur.
Et les Neutrales, qui certes inspiraient le respect et qu’il plaisait à la noblesse d’écouter, se devaient donc d’être les fidèles d’un culte qui avait ses dogmes ; et qui consistaient d’une part à perpétrer une stérilité professorale dans les domaines concernant ces sciences « pures », et d’autre part à favoriser l’épanouissement des sciences dites de « divertissement ».
En ce qui concernait la caste inférieure, elle comprenait le peuple, où au nom du sacro-saint « chacun à sa place », chaque Homme y exerçait la profession de son père par une sorte de vocation ou d’atavisme forcé ; s’y ajoutait le petit peuple, qui regroupait tous les miséreux. Avec, comme ultime étape de la misère, sinon la mort, celle de devenir esclave, d’être alors corvéable à souhait et ce jusqu’à son dernier souffle.
Syrus 1er  régna  trois décennies sur le  royaume  de Flanqueur. À sa mort, en l’an 575, son fils, Igus 1er, monta sur le trône.  Puis ce fut le tour du fils de ce dernier et ainsi de suite. Cette succession de descendants finit par constituer ce que l’on nomma la Dynastie.
Comme le premier monarque, chacun de ces rois était toujours empreint de certitude et de conviction ; toujours prompt à démolir toute opposition et à déjouer toute intrigue ou complot fomenté contre lui. Il était infaillible sur les Hommes  de valeur et les  gens de confiance  qui  méritaient    ses faveurs.
Et aucun de ces rois ne se contenta de maintenir le pouvoir dont il avait hérité. Il se voulait toujours plus riche et plus puissant. Il s’avérait à chaque fois encore plus belliqueux et ambitieux que son prédécesseur. Il avait soif de nouveaux territoires. C’est pourquoi, au fur et à mesure des siècles qui suivirent, les différents rois de la Dynastie, forts de leur puissance navale et confiants en leurs forces et en leurs qualités de fin stratège, étendirent leurs pouvoirs au-delà des mers. Ils s’attaquèrent d’abord au continent le plus proche qu’ils trouvèrent sur leur route. Ils y déployèrent leurs forces armées, qui étaient considérables.  
 Malgré le fait que certains peuples s’unirent pour leur résister, ils finirent par conquérir toutes les places fortes de ce premier nouveau monde. Progressivement, la soumission de tous ses peuples leur fut acquise et ils prirent possession de toutes ses terres ; et ce jusqu’aux confins de ce continent. Ils en devinrent les maîtres incontestés et ils en firent leur deuxième royaume, qu’ils nommèrent le royaume d’Hurgon.
Ensuite ils s’attaquèrent au troisième et dernier continent de ce monde, et tout ce qu’ils mirent en œuvre pour le conquérir réussi également. Comme si cela semblait inévitable. Ils  en  firent leur  troisième royaume  qu’ils  nommèrent  le royaume de Chastagne. 
En presque mille ans de combats et d’actions cette conquête, démarrée par le roi Syrus 1er et poursuivie par ses descendants, finit par s’étendre sur la totalité des terres de ce monde, pour constituer ce qui fut nommé les Trois Royaumes. Et aucune tentative de rébellion,ou de renversement du pouvoir, ne semblait possible en chacun de leurs territoires. Car chaque roi de la Dynastie était toujours au courant à l’avance, comme s’il possédait des milliers d’espions de par le monde. Il semblait que rien ni personne ne pouvait s’opposer à ses prétentions. Il paraissait avoir, lui-aussi, le Tout-Puissant à ses côtés.
Ainsi fut écrite l’Histoire de ce monde jusqu’à l’aube de l’an 1518. Nous étions alors sous le règne du roi Septîme1er, monarque des Trois Royaumes, ou autrement dit maître du monde, depuis deux décennies.

                                                    

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                                                               II


    Le royaume de Flanqueur était constitué de sept provinces. C’était un vaste continent, aux côtes découpées, pénétré par deux mers et un océan.
Près des trois quarts de la surface d’Arcania étaient recouverts d’étendues d’eaux salées, plus ou moins profondes, qui s’étalaient sur des espaces plus ou moins considérables.
    Leurs structures en profondeur se caractérisaient par des séries de fosses qui pouvaient donner des gouffres marins ou par des plateaux, qui présentaient quelques hauteurs dues aux volcans ou aux coraux, parfois assez élevés pour émerger de l’eau sous forme d’îles. Certaines de ces étendues d’eau pénétraient les terres de ce continent sous forme d’étroites déchirures. C’était le cas pour l’océan de Talène, le plus vaste des deux océans de ce monde. Il était situé sur sa côte est. D’autres empiétaient sur ses surfaces émergées, comme la mer Saphir, située sur sa côte ouest, ou la mer d’Amara, située au sud de ce royaume.
La partie est de ce continent comprenait des montagnes rocheuses, des vallées encaissées, et des cols. La plupart de ces vallées n’étaient que des étendues de glaciers dont la majorité de leur sommet était pratiquement continuellement enneigé. Certains de ces territoires étaient difficilement pénétrables et à une certaine altitude la végétation cessait. De plus un vent glacial, venu du nord et porté par l’océan de Talène, ne cessait d’y souffler. Néanmoins, on trouvait dans cette partie de ce royaume trois provinces habitées.
     La partie  sud  et ouest comprenaient, le  long du  littoral,
des contrées boisées et fertiles qui représentaient le tiers des territoires de ce continent et constituaient quatre de ses provinces. Parmi ces provinces il y avait la province d’Aza, au cœur de laquelle se trouvait Saris, la capitale des Trois Royaumes, également appelée « la ville du roi » ; parce que c’était en ce lieu que demeurait chaque roi de la Dynastie. 
Le centre de ce royaume était formé de territoires majoritairement désertiques et sauvages. Ils étaient faits parfois d’océans de monts où aucune vie n’apparaissait sur plusieurs centaines de kilomètres. Les sables, poussés par les vents dans les cuvettes, donnaient naissance à des dunes gigantesques. Seuls quelques arbres et arbustes aux formes tortueuses y croissaient péniblement. Ces territoires étaient peuplés uniquement de nomades et de quelques espèces endémiques.
Une forêt dense, humide, dénommée la forêt de Bayratte apparaissait comme un long ruban au cœur de ce royaume. Elle commençait à l’extrémité sud-est de ce continent, face à l’océan de Talène, et avançait de façon sinueuse et oblique en remontant en direction du nord. Elle séparait, en quelque sorte, les régions froides des régions quasi-désertiques.
Ce fut pratiquement à la lisière de cette forêt, plus précisément à la lisière de son extrémité sud, que le jeune Neutrale Isicar Imétrissis fut enlevé au début de l’an 1518. Au moment où il s’en revenait à pieds d’un petit village de la région où ses services avaient été requis ; car il aimait à marcher dans la nature.
Ses agresseurs, au nombre de trois, étaient vêtus de hardes et avaient le visage recouvert d’un tissu. Isicar Imétrissis ne leur avait opposés qu’une faible résistance ; pensant qu’ils n’en voulaient qu’à sa bourse. Mais les trois individus  semblaient davantage intéressés par sa personne. Car après l’avoir maîtrisé, ils l’assommèrent et l’emmenèrent avec eux.
Lorsque le jeune Neutrale reprit connaissance il était assis sur une chaise ; et il constata qu’il se trouvait dans une pièce froide, sans lumière et aux murs humides. Des cordes maintenaient ses membres. Il lui était difficile de déterminer avec exactitude depuis combien de temps il était resté  ainsi. À ses muscles endoloris, il estima que cela devait faire environ deux heures.
Il était surpris. Tout cela n’avait rien de cohérent. Ses agresseurs auraient pu le réduire au silence, alors pourquoi le gardaient-ils en vie ? Il n’était qu’un jeune Neutrale, à la faible solde, qui faisait ses premières armes dans une petite ville de province. Il ne possédait aucune fortune personnelle qui aurait pu expliquer son enlèvement. Pour lui, tout cela n’était qu’une simple méprise ; assurément, il y avait erreur sur la personne.
Il se livrait à cette déduction quand il entendit des voix, des pas, un bruit de clé dans la serrure. Puis la porte s’ouvrit. Deux Hommes entrèrent. Ils tenaient chacun une torche à la main, qu’ils fixèrent sur le mur, apportant une véritable clarté à la pièce. Ils étaient vêtus de tenues de villageois. Le jeune Neutrale aurait été incapable de dire s’ils faisaient partis du trio qui l’avait attaqué.
L’un des deux Hommes avait le teint bistre des individus natifs du royaume de Chastagne, les tempes grises et le cheveu rare, mais son visage était encore jeune. Il referma la porte et s’avança vers Isicar. À son approche le jeune Neutrale sentit flotter dans l’air une odeur d’alcool et de ranci. L’Homme s’assit sur la chaise qui se trouvait en face de celle d’Isicar. Une table les séparait. L’autre Homme avait la peau noire des individus natifs du royaume d’Hurgon, et était plus âgé, petit, et avait une carrure épaisse et un nez épaté. Il se plaça dans un coin de la pièce, contre un mur. Son regard sombre ne laissait rien présager de bon. Pourtant, Isicar Imétrissis prit la parole. En des termes appropriés et simples, et avec autant de calme et de contenance qu’il le pouvait, le jeune Neutrale tenta d’expliquer à ces deux Hommes que sa présence en ce lieu ne pouvait être qu’une erreur. Cela sembla vain, car il n’eut aucune réponse en retour. L’Homme assis en face de lui resta impassible, continuant à le fixer en silence, sans que le jeune Neutrale ne puisse juger quel type d’émotion il exprimait ainsi. L’autre Homme ne répondit pas davantage ; néanmoins il flottait sur ses lèvres un étrange sourire, qui montrait qu’il éprouvait une étrange satisfaction à voir Isicar Imétrissis se démener de la sorte pour expliquer ce qu’il estimait être une présence non justifiée.
Tandis que le jeune Neutrale se désespérait de se trouver face à un mur de silence, la porte s’ouvrit de nouveau. L’Homme aux tempes grises quitta alors brusquement son siège pour se placer non loin de la table ; la tête tournée en direction de la porte. Sur le seuil se tenait une Femme. Elle n’était pas très grande, sa silhouette était fine, et elle était vêtue d’habits de cour. Elle portait sur la tête un long voile sombre qui dissimulait son visage et qui descendait jusque sur ses épaules.
À sa vue Isicar Imétrissis en resta interdit. L’incrédulité devait se lire sur ses traits, car la Femme émit un petit rire amusé. L’incompréhension du jeune Neutrale fit ensuite place à la surprise du premier instant. En effet, que pouvait bien faire une telle Femme en un tel lieu en la compagnie de ces deux lascars ?       
À peine était-elle entrée dans la pièce qu’elle ordonna aux deux Hommes de sortir. Ces derniers s’exécutèrent immédiatement,non sans l’avoir préalablement saluée avec une crainte respectueuse. Ils refermèrent la porte derrière eux.
La Femme s’avança dans la pièce sans dire un mot.
Isicar Imétrissis trouvait que tout cela avait quelque chose de saugrenu et le conforta dans l’idée qu’il était bien victime  d’une méprise. Il s’adressa  alors à  la Femme, convaincu que cette fois-ci il aurait gain de cause.
- Madame, je me nomme Isicar Imétrissis. Je ne suis qu’un jeune Neutrale sans fortune, dépêché dans cette province pour y enseigner la littérature et la poésie à sa noblesse. Je ne vois aucune raison qui pourrait justifier mon enlèvement et ma séquestration en ce lieu.  Il ne peut y avoir que méprise sur la personne.
-  Il y a une raison à chaque chose, Neutrale Imétrissis, répondit la Femme.
À ces mots le visage du jeune Neutrale se figea. Ainsi il n’y avait pas erreur sur la personne.
- Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-il du bout des lèvres.
- Vous êtes en mesure de jouer un rôle utile dans les futurs changements de ce monde ? répondit la Femme, tout en s’asseyant en face de lui.
Il y avait quelque chose de si inattendu et de si déconcertant dans sa réponse que le jeune Neutrale ne trouva rien à répondre sur le moment. Puis, il se ressaisit et demanda :
- Mais pourquoi moi, et comment vous aider ?
- Vous ? Parce que vous êtes un Neutrale.
Cette réponse n’était en rien gratifiante pour l’égo d’Isicar Imétrissis, mais elle avait le mérite de lui faire comprendre qu’il s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, et que l’on s’adressait à lui uniquement pour les compétences qui étaient propres à sa race.
- Comment ? En obéissant à mes instructions, poursuivit la Femme.
- Quelles instructions ? l’interrogea le jeune Neutrale, avec une certaine angoisse.
- Tout d’abord j’ai besoin de votre savoir pour traduire ce livre.
Joignant le geste à la parole la Femme sortit un livre d’un
des plis de sa robe. Elle le posa avec délicatesse sur la table, juste devant le jeune Neutrale. Le livre était épais, et apparemment ancien au vu de sa couverture faite d’un cuir noir très patiné. Il ne portait aucun titre. La Femme l’ouvrit à sa première page.
Isicar Imétrissis y posa les yeux et constata à sa grande stupeur qu’il était écrit dans la langue secrète des Neutrales. Son existence était un secret jalousement gardé par sa race. Chaque Neutrale apprenait cette langue dès sa petite enfance. Elle ne se transmettait que de façon orale. Les Neutrales eux-mêmes n’en connaissaient pas l’origine et auraient été incapables de la dater, mais elle ne fût jamais modifiée ou enrichie de quelconque façon au cours des siècles. C’était une langue très complexe. Elle comprenait une multitude d’intonations et était faite de nombreux mots savants utilisés en des temps très anciens. Il était impossible pour quiconque de la race des Hommes d’en comprendre les rudiments mêmes, car elle était basée sur une étymologie qui n’avait plus cours depuis longtemps en ce monde.   
- Je suis désolé, mais cette langue m’est inconnue, déclara le jeune Neutrale en essayant de mettre dans sa voix toute la crédibilité dont il était alors capable.
La Femme émit de nouveau un petit rire amusé avant de répondre :
- Vous mentez, Neutrale Imétrissis. Vous connaissez parfaitement cette langue, puisqu’elle vous a été enseignée dans le plus grand secret depuis votre plus tendre enfance. Il s’agit de la langue secrète des Neutrales. Une langue séculaire, éminemment complexe. Je sais également que vous prêtez le serment de ne jamais en divulguer la traduction et cela au péril de votre vie.  
L’espoir qu’avait eu jusqu’à  présent  Isicar  Imétrissis de sortir vivant de ce lieu le quitta à cet instant.
Pourtant une certaine curiosité le poussa à demander de façon abrupte :
- D’où vient ce livre ?
- Peu importe ! Vous n’avez pas à le savoir, répondit la Femme avec une certaine désinvolture. Contentez-vous de me traduire son contenu.
- C’est impossible, dit le jeune Neutrale avec fermeté. Comme vous venez de le dire, je satisfais aux exigences de ma race. Je préfère donc périr, plutôt que de la trahir.
- C’est fort regrettable, je vous l’accorde, mais vous y viendrez, certifia la Femme.
- Jamais ! cria le jeune Neutrale dans un dernier sursaut d’orgueil. Aucune torture ne me fera plier.
-  Qui  vous parle de  torture, Neutrale  Imétrissis ? dit  la
Femme en riant de nouveau. Vous me donnerez cela de votre propre chef.
- Jamais, cela ne se produira, assura le jeune Neutrale avec colère.
  La Femme pointa alors son index en direction d’Isicar. Avant que le jeune Neutrale ne comprenne ce qui se passait il se retrouva sous l’emprise de sa voix. Elle l’invita à l’obéissance. Il fut aussitôt soumis à sa loi. Incapable de la moindre révolte ou résistance ; comme si ses émotions n’existaient plus. Son corps devint dès lors sans volonté propre. Il fût submergé par une sensation d’abandon et ses membres se relâchèrent progressivement malgré lui. Puis sa vue commença à se troubler. Il lui sembla que face à lui il n’avait plus désormais que des contours faits d’ombres et de lumière. Ensuite, la voix déverrouilla l’accès à sa mémoire. Elle parvint à s’engouffrer dans les méandres de son cerveau pour, avec une emprise singulière, y ébranler ses certitudes, brouiller sa raison, annexer sa logique et y envoyer des messages étranges dont il ne comprenait pas le sens. Chacun des mots que la voix énonçait paraissait s’engloutir en lui comme par un appel d’air. Elle insuffla tant de mots en lui que sa tête lui sembla lourde, pleine d’une cacophonie sans fin. De nouvelles pensées commencèrent à l’accaparer, étranges, fantasques, qu’il finit par faire siennes. Dès lors son esprit, sans réticence aucune, se plia aux ordres qui lui parvenaient comme à travers un épais brouillard.



                                              §§§§§§§§§

                                                     III





  À l’extrême sud du royaume de Flanqueur se trouvait la mégapole de Civoza. Surplombée d’un relief montagneux et limitrophe à un désert, elle était la ville principale de la province de Vorata. Située face à la mer d’Amara, au croisement de voies maritimes, sa prospérité économique lui venait de l’ampleur du trafic des produits qui y cheminaient ; et son importance commerciale était telle qu’elle attirait chaque jour de nouveaux marchands. Mais Civoza était surtout perçue comme le lieu de passage obligé, l’unique point de chute, des pèlerins qui voulaient se rendre au grand temple de Tanica. Car ce dernier était juché sur une île minuscule, l’île de Tanica, qui n’était en fait qu’un immense rocher qui faisait face à la mégapole ; et qu’un bras de mer étroit séparait de quelques kilomètres de la côte.  
Certes il existait de nombreux lieux de culte à travers les Trois Royaumes où les pèlerins se rendaient pour honorer le Tout-Puissant, mais l’île de Tanica était considérée, par les textes sacrés, comme « le berceau de l’humanité ». Ils disaient que l’Être suprême l’avait faite jaillir des fonds marins pour y créer le premier Homme. Pourtant, ce n’était pas l’unique raison qui poussait les fidèles à venir en ce lieu, il y en avait une autre : l’Être suprême y rendait ici ses oracles. Par la voix de Prophétesses, il transmettait aux humains le secret de leur destin. Un lieu qui n’était accessible qu’une fois par an, toujours à la même période, c’est-à-dire à partir du vingt-huitième jour qui suivait le jour du Nouvel An, et pendant une durée limitée à un mois ; lorsque la mer se retirait étrangement par endroits, et ce façon inexplicable, pour laisser émerger une langue de terre qui permettait de relier le rocher au reste du continent.
Tout se passait comme si le Tout-Puissant avait voulu montrer que, tout invisible qu’il était, il demeurait néanmoins maître des lieux ; choisissant à quel moment il accordait audience à son peuple. Cela renforçait les croyances et faisait qu’à cette période les fidèles affluaient du monde entier vers Civoza. Dans toutes les rues de la ville, c’était la même effervescence et la même allégresse.
Dans une brasserie réservée à la caste supérieure et située au centre de la ville, un Homme entre deux âges, assez petit et d’aspect malingre, semblait faire mentir toute idée de liesse. Il buvait seul à une table, et paraissait las et de mauvaise humeur. Tout en buvant il observait, sans complaisance, de ses petits yeux noirs perçants, tous ceux qui l’entouraient. Il finit son verre, paya et sortit. Il s’agissait du baron Dranoc.
Il marchait d’un pas rapide et se dirigeait vers la plage. Il devait pour cela traverser toute la basse ville qui regroupait les commerces et les habitations du peuple. La haute ville, elle, était réservée aux demeures de la caste supérieure.              
Il passa par une place ouverte encadrée de jardins où des enfants couraient en rond autour d’un puits. Il longea ensuite une avenue bordée d’arbres, à l’ombre desquels des femmes se reposaient, pour déboucher sur une grande place où bêtes et voyageurs se mêlaient ; se faufilant au milieu de brebis qui bêlaient, de vaches grasses, et d’ânes attelés à des char rettes. Il emprunta un dédale de ruelles qui se ressemblaient   toutes avec leurs façades recouvertes de chaux couleur blanc sale et d’où s’échappaient des rires d’enfants, des chants de femmes, des odeurs de lessive, de pains chauds sortis du four, de lait brûlé. Il dépassa une femme âgée qui marchait au côté de son âne, chargé de sacs de farine ; et dont les sabots faisaient sonner les pierres de la route pavée. Alors, par bouffées, lui arrivèrent  d’autres odeurs : celles du grand marché, immense, interminable.                                          
Sur les étals s’amoncelaient à n’en plus finir des fruits, des légumes, des viandes et des poissons de toutes sortes. Des jarres remplies d’huile, de miel, d’olives, de vinaigre, y formaient des rangées de petits soldats bien alignés. Des étoffes du plus bel effet, des objets précieux, des petites statuettes, des selles de cuir brodées d’or, attiraient l’attention de tous. Dranoc s’arrêta lui aussi devant toutes ces curiosités qu’il tâta, examina, négocia pour certaines, mais il n’acheta rien. C’était surtout le plaisir de se faire donner du « votre noblesse » ou du « grand seigneur » par les marchands qui venaient à son devant qui l’avait poussé à s’attarder en ce lieu. Il voyait en eux l’envers du monde dans lequel il évoluait désormais. Car il avait rejeté tout ce qu’il était, tout ce qu’ils étaient, mis en lambeau la misère qui le recouvrait jadis pour se parer d’une tunique de nanti. Et il les regardait de haut, amusé qu’ils ne puissent soupçonner un instant qu’il ait été l’un des leurs.  
Mais pourquoi Dranoc aurait-il dû se contenter comme eux d’une petite place en ce bas monde ? Pourquoi aurait-il dû se contenter d’une misérable vie de petit paysan comme l’avait fait son père ? Au nom des lois et du Tout-Puissant ?   Foutaise ! Il était son propre maître ! Il était son propre dieu !
   Dranoc avait toujours peiné à concevoir cette idée de « chacun à sa place », même si elle emportait l’adhésion du peuple et du petit peuple. « Pauvre sots ! » pensait-il au sujet de ces derniers « Pauvres esprits purgés de toute réflexion. Pauvres esprits embrumés par la vénération profonde qu’ils ont pour leur dieu, qui leur a inculqués que tous les efforts qu’ils pourraient faire pour échapper à leur destinée ne serviraient qu’à les y conduire. Au fond, la misère est au petit peuple ce que la vocation est aux prieurs : un cadeau de leur dieu ; et chacun devrait s’estimer heureux de son sort. » 
Ainsi Dranoc avait osé refuser dès le début de son existence ce que ce monde avait attendu de lui ; c’est-à-dire qu’il se fondît dans la masse populaire dans laquelle le sort de sa naissance l’avait placé. Il avait toujours ignoré la théorie des ensembles et avait toujours avancé en électron libre, en égoïste, car la seule cause qui l’intéressait c’était la sienne. Face aux maigres moyens que le destin avait mis à sa disposition, il avait opposé une volonté farouche de réussir. La volonté dont seuls sont pourvus ceux qui ont goûté précocement à la misère et au malheur.
Il avait compris très tôt qu’il fallait tromper pour réussir ; tromper le peuple par son apparence pour s’en faire respecter, tromper les Grands de ce monde par son éloquence pour s’en faire accepter. Et il y était brillamment parvenu, effa-çant sur lui les traces d’une caste à laquelle il n’appartenait plus. (Il en avait néanmoins gardé cette incroyable résistance face à l’adversité et le plaisir pour le bon vin et autres boissons fortes.)
Oui, il avait déserté « son » monde, celui des « petits besogneux aux petites vies » ; comme il aimait à les nommer. Il avait toujours exécré leur vie de labeur, leur vie d’artisans, d’ouvriers, de commerçants, de paysans, accablée de taxes et d’impôts. Plus encore, il les méprisait eux, de se contenter de cette vie imposée et de se résigner au fait que les richesses de ce monde ne leur appartenaient pas et ne leur appartiendraient jamais.
Lui avait osé tracer son propre destin. Il avait fait fortune en appliquant à la lettre le manuel du parfait scélérat. Il n’avait reculé devant rien, avait exécuté les plus basses besognes pourvu qu’elles soient grassement payées, et avait été sans pitié envers tous ceux qui s’étaient mis en travers de sa route.
Après avoir fait fortune, lui était venu le goût des honneurs et du pouvoir ; l’argent ne lui suffisant plus. Pour arriver à ses fins il avait enrichi son vocabulaire, modifié son phrasé, soigné son apparence, s’était inventé un passé ; et bien sûr attribué un titre de noblesse.
Il était arrivé comme cela jusqu’à la cour du roi,  Septîme1er. Bien que son dégoût et sa méfiance envers l’es-pèce humaine furent incommensurables (il n’avait aucun besoin de nouer de vraies amitiés, ou de simples amitiés d’ailleurs, appartenant à cette catégorie d’individus se suffisant à eux-mêmes), il avait fait d’énormes efforts pour paraître obligeant, aimable, et distrayant, aux membres du petit monde dans lequel il évoluait désormais. Il avait accordé toute son attention à chacun de ses nouveaux interlocuteurs, se rendant indispensable et pratiquant la flatterie avec art. Au point que pour certains, plus que leur ami il était devenu leur confident. Il lui était venue ensuite l’idée sournoise de créer un grand désordre au sein de la cour (c’est-à-dire d’y occasionner des querelles, d’y concevoir des complots, qui empoisonneraient la vie de la noblesse), pour, peu de temps après, y rétablir l’ordre et en recueillir tous les honneurs.
Telle avait été son idée et il y était parvenu. Par ses sombres manœuvres de nombreux nobles s’étaient perdus en intrigues. Avant qu’ils ne se soient entredéchirés, et n’en soient venus à l’effusion de sang, Dranoc était intervenu. Il avait proposé ses services et s'était montré pragmatique, se présentant comme l’Homme providentiel capable de résoudre toutes les situations de crise et apte à calmer les esprits. Il n’avait pas pris parti pour un noble au détriment d’un autre. Il s’était voulu juste et équitable. Il avait trouvé des solutions qui avaient satisfait chaque camp. De ce fait les conflits  en étaient venus  à s’éteindre grâce à celui-là même qui les avait provoqués.
Alors Dranoc était devenu l’Homme du moment, celui qu’il fallait connaître. Il était de bon ton d’être en sa compagnie, d’être de ses amis. Dranoc avait jubilé de cette dignité nouvelle. À partir de cet instant sa notoriété n’avait cessé de croître, si bien qu’elle était parvenue jusqu’au roi qui voulut le rencontrer, curieux de cet Homme dont parlait toute la cour.
Dranoc avait réussi au-delà de ses espérances, car les portes du palais elles-mêmes s’ouvraient à lui. Il avait réussi à monter la dernière marche, à franchir la dernière étape.  
Dranoc avait été reçu par Sa Majesté lors d’une audience privée. Pendant qu’il traversait les grands salons du palais qui le menaient au roi, auréolé de sa victoire, il s’était pris à rêver. Durant quelques instants, dans son désir de gloire, il s’était plu à imaginer que le roi après l’avoir félicité pourrait lui proposer de devenir un des Puissants d’une des provinces des Trois Royaumes.
L’entrevue ne s’était pas passée comme espérée. Sa Majesté avait d’autres ambitions pour Dranoc. Elle avait besoin d’un Homme qui puisse être ses oreilles et ses yeux à la cour ; c’est-à-dire d’un Homme ayant partout ses entrées, mais avec assez peu de noblesse pour se pas s’attirer la méfiance ou la jalousie des plus Grands. Bref, d’un Homme comme Dranoc ! Bien que terriblement déçu devant une telle annonce, Dranoc n’avait rien laissé paraître de son ressentiment. Il avait écouté stoïque les arguments du roi, qui avait sans doute pris son attitude pour de la déférence. Puis après avoir fixé une date à laquelle il devait venir lui faire son premier rapport, le roi Septîme 1er avait donné congé à Dranoc. Ce dernier, après avoir quitté la salle, s’était ensuite éloigné en traînant un peu les pieds. Sa victoire lui avait paru à ce moment avoir un goût amer. Il avait descendu lentement l’escalier du palais. Chaque pas lui avait pesé. Chaque marche lui avait semblé un retour en arrière vers son ancienne et misérable vie.
Ses sombres manœuvres n’avaient fait de lui que « l’espion de Sa Majesté ». Pauvre Dranoc ! Lui qui attendait les honneurs avait été servi. Une paire d’yeux et d’oreilles à la cour ! Voilà à quoi le réduisit le roi ! Un titre digne de sa scélératesse et de sa fourberie. Il lui avait alors semblé que son corps de petit avorton se réduisait encore comme une peau de chagrin.
Lorsque Dranoc avait enfin atteint la dernière marche du palais il avait cru avoir retrouvé ses habits de pauvre. Ses vêtements de soie aux boutons dorés lui avaient paru n’être plus que des oripeaux. Et il s’en était retourné chez lui comme un enfant déçu qui n’a pas eu la récompense promise, tout en s’interrogeant. Peut-être allait-il trop vite ? Oui, ce devait être cela. Aussi décida-t-il de remettre à plus tard tous ses désirs de gloire, avec le secret espoir que viendrait le jour où il lui serait permis de les satisfaire.
  La noirceur de son âme s’était accommodée très vite de ce travail de l’ombre. Épier, comploter, trahir, c’était après tout ce qu’il faisait de mieux. Après un certain temps, il avait même trouvé son poste des plus enviables. Car lors de chaque entrevue, après le traditionnel compte rendu des faits et gestes de la cour, le roi interrogeait Dranoc pour connaître son opinion. Il avait quelque confiance en son esprit critique. Dranoc qui ne demandait pas mieux, ne se faisait pas prier et n’hésitait pas à dire quelques vérités sur les Puissants, sur certains proches de Sa Majesté. Il n’épargnait personne. Le roi ne s’en offusquait pas, il prenait cela pour un excès de sincérité. Cela lui était même agréable et le changeait de tous les flatteurs qui l’entouraient.
On  aurait  fait erreur si  l’on s’était  imaginé que Dranoc faisait cela en bon petit soldat au rapport. Cela aurait été mal le connaître. Cet exercice, dans lequel il excellait, lui servait à mesurer la valeur que le roi accordait à ses dires ; c’est-à-dire à mesurer les variations d’une sorte de baromètre mesureur d’influence. Au bout de quelques temps le baromètre avait atteint son plus haut niveau, l’influence de Dranoc auprès du roi était indiscutable ; au point de devenir son Homme de confiance. Sa Majesté lui réserva dès lors les missions délicates, celles qui nécessitaient un secret absolu ; comme celle qui le menait ce jour-là sur la presqu’île de Tanica.             
Au sortir du marché, Dranoc descendit encore quelques ruelles avant d’atteindre enfin la plage, où une foule bruyante s’y pressait déjà. De la mer d’Amara il ne voyait rien ; des milliers de têtes en perpétuels mouvements lui bouchant  l’horizon. Seul lui parvenait par à-coups sons parfum iodé.
  Il se mit à observer tous les gens qui l’entouraient. Ils étaient grands, petits, maigres, ronds, de tout âge, de tout sexe, de couleur de peau et de physionomie différentes. Pourtant, ils lui paraissaient si semblables avec leur soif insatiable de Dieu et leurs besoins d’oracles. Le pèlerinage était véritablement le seul moment où l’on pouvait trouver réunies les deux castes, mais en apparence seulement car là aussi chacun devait rester à sa place. Il n’y avait pas de mélange, et un cordon de sécurité séparant la foule populaire de la foule nobiliaire se chargeait de le rappeler.
La majorité des pèlerins apportaient des offrandes. Les unes étaient destinées au Tout-Puissant, dans le but de s’assurer sa bienveillance et son concours dans la vie quotidienne ou pour le remercier d’un vœu exaucé. Les autres servaient à rémunérer les Prophétesses qui devaient les guider sur le chemin de la vérité par leurs oracles. En échange de leurs offrandes, les pèlerins recevaient des petits coupons en papier. Des barèmes étaient imposés : à tant d’offrandes correspondaient tant de coupons. Une fois sur la presqu’île ces coupons faisaient office de paiement. En fait il ne s’agissait ni plus ni moins que d’un troc afin d’éviter tout engorgement de la route, car durant la journée les charrettes (seul moyen de transport autorisé pour rejoindre la presqu’île) ne servaient qu’au transport des fidèles. Ce n’était qu’à la nuit tombée, une fois les derniers pèlerins partis, que les offrandes étaient acheminées jusqu’à Tanica.
Malgré la cohue, chacun attendait son tour dans la bonne humeur. Certains offraient des fruits, des huiles, des vins, d’autres encore des moutons. Mais ce qui aurait pu paraître de loin une véritable pagaille humaine était en fait extrêmement organisé, grâce aux bons soins des Civozans chargés de veiller à la bonne marche des opérations. Ainsi, chaque offrande était récupérée selon sa catégorie. D’un côté les moutons qui étaient marqués à l’oreille, puis tondus par les bergers civozans avant d’être parqués dans différents enclos (tandis que la laine était recueillie dans de grands sacs). D’un autre côté les fruits qui avant de remplir des sacs s’amoncelaient en des montagnes de citrons, d’oranges, de dattes,d’amandes et de figues, qui brillaient au soleil comme des pierres précieuses ; non loin d’eux, des rangées de jarres d’huile et de vin étaient sagement entreposées.
Dranoc se haussa sur la pointe des pieds, comme pour respirer une dernière bouffée d’air frais, avant de plonger dans cette multitude humaine. Il se fraya, non sans mal, un chemin jusqu’à « son » camp, et une fois à l’intérieur jusqu’à la file d’attente qui menait aux charrettes.
D’où  il  se trouvait, il  voyait  à  présent  la  presqu’île de Tanica dans sa totalité. Malgré son absence de foi, il eut la sensation qu’il se dégageait de ce lieu quelque chose d’étrange et d’indéfinissable ; ce qui le mit mal à l’aise.
Son tour vint enfin de monter dans une de ces charrettes.  Contrairement à celles destinées à la caste inférieure (dont les attelages étaient composés d’ânes et de mulets et dans lesquelles les pèlerins s’entassaient allègrement par dizaines), celles destinées à la caste supérieure étaient tirées par des chevaux et ressemblaient davantage à de petites calèches où l’on ne pouvait monter à plus de six. L’ensemble des moyens de transport était disposé en quatre files parallèles. Tandis que dans deux d’entre elles (chacune destinée à une caste) les charrettes cheminaient de la plage jusqu’à la presqu’île ; dans les deux autres elles s’en revenaient. Des planches de bois recouvraient la route afin d’éviter tout ensablement. C’était une procession continue, un va-et-vient incessant, de charrettes brinquebalantes qui avançaient au même rythme.                                                                            
Dranoc décida de s’asseoir dos à l’île. Pendant que sa charrette s’éloignait de la plage il regardait autour de lui. Sur sa gauche et sa droite, la mer dont les embruns lui fouettaient par à-coups le visage. Au loin, des bateaux de marchandises amarrés. Face à lui, sur le rivage, les pèlerins. Au-dessus d’eux, Civoza accrochée à la pente, avec ses maisons en pierres blanches et aux toits rouges ; dont la vision était un défi aux lois de la pesanteur. D’ici la ville lui paraissait silencieuse, même si Dranoc savait qu’en ce moment ses rues fourmillaient de monde et que l’humanité entière semblait s’y être concentrée. De chaque côté de la mégapole, des parcelles cultivées s’étendaient sous forme de tapis colorés aux allures de patchworks géants. Pourtant, dans cette contrée à la terre stérile, cela dépassait tout entendement. On devait ce miracle à ce que l’on considérait comme un cadeau de l’Être suprême, et que l’on nommait pour cela « Le limon du Tout-Puissant ». Il s’agissait de ce sable passerelle qui avait rapproché les humains de l’Être suprême et qui se révélait être un incroyable engrais. Les paysans le prélevaient le dernier jour du pèlerinage, juste avant que la mer ne reprenne possession des lieux. Au-dessus des cultures, et dominant l’ensemble, des montagnes rocheuses à perte de vue. Dranoc y aperçut le sentier qu’il avait lui aussi suivi pour arriver jusqu’à Civoza et que dessinaient des caravanes de pèlerins.                                      
La charrette stoppa. Il était arrivé à Tanica. Les chevaux s’étaient arrêtés au bas d’un des deux escaliers creusés à même la roche et qui serpentaient le long de la paroi. Il s’agissait de celui de droite, celui réservé à la caste supérieure. Mais tous deux permettaient d’accéder à une même cour. Suivant l’exemple des autres, Dranoc l’emprunta.
   Pendant que d’un pas rapide il gravissait les marches, il s’interrogeait en lui-même sur le sens de sa mission. Une mission qui pour la première fois le déconcertait : il devait se rendre dans la salle du sanctuaire pour qu’on le conduise jusqu’à une Prophétesse afin qu’elle lui fasse quelques prédictions pour le roi.
Dranoc ne croyait pas aux prédictions. Il pensait qu’elles ne faisaient qu’embrouiller des âmes troublées en les enveloppant de mille sottises et balivernes. Et le fait que celles qu’il allait recueillir pour le roi provenaient d’une Prophétesse qui officiait au temple ne changeait pour lui rien à l’affaire. Oui, pour lui, cette Prophétesse ne valait sûrement pas mieux que toutes celles qui exerçaient clandestinement dans toutes les provinces des Trois Royaumes. À ses yeux, le seul pouvoir qu’elles possédaient vraiment était celui d’alléger les bourses des pauvres crédules qui leur faisaient confiance. Pourtant, même si tout cela lui déplaisait, même si tout cela lui coûtait de se retrouver dans cette foule et dans un lieu de culte, Dranoc n’avait pas le choix car le roi restait le roi ; et il n’était absolument pas question pour lui de décevoir Sa Majesté ; et de mettre en péril la belle confiance que cette dernière avait mise en lui.
Enfin il arriva en haut des marches pour atteindre la cour au fond de laquelle se trouvait le mur d’enceinte. Elle était immense et divisée en deux par un cordon de sécurité qui séparait de nouveau les deux castes, et qui se terminait entre les deux portes en fer du mur qui étaient fermées. De part et d’autre transparaissait la même jovialité. Dans chaque caste chacun se saluait heureux de se retrouver. Dranoc, lui, avait le visage crispé à l’idée de devoir retraverser la foule pour être un des premiers à passer la porte en fer.
Il n’était plus qu’à un mètre du mur d’enceinte, lorsque la cloche qui annonçait la réouverture des deux portes retentit. Il y eut dès cet instant un incroyable mouvement de foule. Les pèlerins, quelle que fût leur caste, se mirent à se pous-ser, à se presser, à se bousculer. Dranoc, que sa petite taille n’avantageait guère, fut emporté par le ressac de cette vague humaine qui le ramena quelques mètres en arrière. Il se mit alors à gesticuler, à jouer des coudes, à hurler, mais personne ne lui prêtait la moindre attention. Ce bétail humain était tout à coup saisi d’une sorte de démence contagieuse. Chacun voulant se rapprocher d’une des deux portes comme si sa vie en dépendait. Bientôt des paroles d’injures commencèrent à fuser. Des paroles qui contrastaient avec la joie qui régnait quelques secondes plus tôt. Dranoc, qui connaissait les nombreuses contradictions inhérentes à l’homme, n’en était nullement étonné. Il savait qu’il pouvait être aussi incompréhensiblement docile et soumis qu’incroyablement violent et féroce. Et ce bruit ! Ce brouhaha ! Toutes ces voix mêlées et entremêlées lui faisaient penser à des bêlements. Oui, c’était cela ! Pour lui les humains n’étaient qu’un vulgaire troupeau d’imbéciles et de sots. « Et puis, à tout bien considérer, pensa encore Dranoc, celui qui les gouverne est aussi un sot. Le roi et sa mission stupide ! Le roi et l’illusion de la toute-puissance des oracles ! ». Dranoc était à son tour hors de lui. La folie de la foule paraissait l’avoir gagné. Il vociférait et lançait des injures. Il manqua même d’être piétiné et ne dut son salut qu’à une Femme à la forte corpulence dont il saisit un pan de la tunique, et auquel il s’accrocha comme un naufragé à un radeau de survie ; jusqu’à franchir enfin la porte du mur d’enceinte pour atteindre la deuxième cour.
    Elle était vaste, rectangulaire, et entourée de jardins à la végétation luxuriante qui tranchaient étrangement avec le côté aride et rocailleux de l’île. Des statues en pierre représentant de grands oiseaux se dressaient comme des barrières entre la cour et ces jardins. Comme la précédente elle se divisait en deux parties séparées toujours par un cordon de sécurité, qui courait aussi le long des deux cours suivantes. Chacune des deux parties comprenait en son centre des fontaines où de nombreux pèlerins de désaltéraient. Dranoc la franchit rapidement pour atteindre la troisième cour, où deux cloîtres se donnaient face. Ils se ressemblaient en tous points, jusqu’aux murs de leur galerie sur lesquels on retrouvait les mêmes fresques colorées retraçant la création du monde par l’Être suprême. Ces galeries s’ouvraient sur les salles où officiaient les Prophétesses, et devant lesquelles des Sisteronnes canalisaient le flux de pèlerins pour le transformer en patientes files d’attente. Afin de se différencier des fidèles les Sisteronnes portaient un foulard blanc sur la tête et étaient vêtues d’une longue tunique blanche, symbole de pureté, à laquelle elles nouaient à la taille une ceinture rouge qui signifiait qu’elles étaient sous la protection du Tout-Puissant. Une fois arrivées sur l’île, elles n’en repartaient qu’après leur mort. Dranoc pressa encore le pas pour atteindre la quatrième et dernière cour ; celle où se trouvait le temple. Il s’agissait de la plus admirable demeure construite pour le Tout-Puissant. Tout en marbre blanc, il montait gigantesque et lumineux. Le porche, monumental, comprenait des colonnes imposantes aux larges cannelures et dont les chapiteaux étaient ornés d’un entrelacement de volutes et de feuilles de palmier. Au centre de la frise, il y avait sculptés et recouverts d’or un cercle à l’intérieur duquel se trouvait un triangle. Ils symbolisaient le pouvoir de l’Être suprême en ce monde. Le pouvoir de celui qui crée, de celui qui trace de sa main la vie et le destin de chaque être. Le cercle représentait ce monde, Arcania, tandis que chacun des trois points d’angle du triangle correspondait à un temps de la vie. Celui de gauche le passé, celui du sommet le présent, et celui de droite le futur. Chaque segment de droite symbolisait le lien qui unissait chaque temps à l’autre : chacun entraînant un temps ou découlant d’un autre. Les segments qui reliaient le passé au présent et le présent au futur étaient de longueur identique, pour montrer que l’on ne pouvait ni retarder ni accélérer le passage d’un temps à l’autre. Le fait qu’il s’agisse de segments de droite n’était pas anodin, il signifiait que seule la ligne que le Tout-Puissant traçait pour chaque être était possible, qu’il n’y avait pas d’autres voies ou chemins détournés pour accomplir son destin. Une corniche décorée de feuilles de lierre sculptées et recouvertes d’or constituait le sommet du temple. Le portail ornementé d’arabesques était recouvert d’or sur sa totalité. Fascinés par tant de beauté, des groupes de pèlerins se mettaient à genoux et rendaient louange à l’Être suprême d’une voix forte. Dranoc se surpris à imiter leurs gestes, se sentant soudain envahi par un sentiment étrange qui lui était inconnu. Mais il reprit rapidement ses  esprits, se releva, et  franchit d’un  pas alerte l’entrée du temple.
Il traversa d’abord un vestibule, dont les murs étaient recouverts de fresques colorées relatant à nouveau la création de l’homme par l’Être suprême, avant d’entrer dans la salle du sanctuaire elle-même.              
Elle était gigantesque, à la dimension de la foule qui s’y pressait. (Pourtant il y régnait un incroyable silence. Personne ne parlait. Chacun rejoignait sa caste, toujours à gauche pour la caste inférieure et à droite pour la caste supérieure, dans un profond recueillement). Seuls les bruits des sandales contre les dalles de marbre et les glissements des tuniques contre les bancs dénotaient la présence de cette
dernière.  
Comme c'était la première fois qu’il venait en ce lieu, Dranoc se tint un moment en retrait pour détailler la salle.
Au fond de la pièce se trouvait sur une haute estrade « l’autel d’or », sur lequel étaient posées deux longues cassolettes d’argent dans lesquelles brûlait de l’encens. Derrière l’autel, un rideau de velours rouge dissimulait l’entrée de la salle sacro-sainte. Elle contenait le tombeau du premier Homme, ainsi que les tablettes d’argiles relatant l’Histoire d’Arcania. Seuls les Prieurs et les Sisteronnes y avaient accès. Au-dessus de ce rideau, logée dans sa cella, une imposante statue en marbre de l’Être suprême faisait face à l’auditoire. Il y était figuré tel qu’on le retrouvait toujours sur les pièces de monnaie ou dans les livres d’histoire ; c’est-à-dire en Homme mûr et robuste, à la barbe épaisse, au visage grave et sévère, vêtu d’une longue tunique; tenant dans la main droite un sablier qui symbolisait les heures d’une vie qui s’égrènent et qu’il peut interrompre à tout moment ; et dans la main gauche une petite sphère sensée être la planète Arcania, et qui symbolisait sa grandeur infinie face à la petitesse de ce monde.  
Au  plafond, de  grands  lustres  en  cristal  sur  lesquels étaient  allumées des bougies éclairaient la salle. Mais sur le mur de gauche d’impressionnants vitraux rouges et bleus laissaient entrer le jour, pour remplir la pièce d’une douce lumière violette propice à la méditation. À droite, il y avait trois portes fermées. Elles donnaient accès aux parties du temple interdites au public.Il parut évident à Dranoc qu’on viendrait forcément le chercher en arrivant par l’une d’entre elles. Il décida de s’en approcher ; réussissant même malgré le monde à trouver une place assise à l’extrémité d’un banc afin d’attendre ; juste à côté d’une très vieille Femme à l’allure austère qui ne parut même pas s’apercevoir de sa présence, trop absorbée à marmonner entre ses lèvres ce qui avait l’air d’être les paroles d’une prière.                                         La porte qui était la plus proche de l’autel s’ouvrit soudain. À la grande déception de Dranoc, ce n’était que le Grand Prieur qui entrait. Il était vêtu d’une longue tunique rouge et était suivi d’une Sisteronne qui portait à la taille un large trousseau de clés. Elle referma immédiatement la porte à clé derrière elle. Une cloche tinta annonçant le début de la cérémonie. Chacun se leva. La deuxième porte s’ouvrit, et un groupe de jeunes Sisteronnes pénétra dans la pièce.  
 Chacune  tenait à  la  main un  petit  encensoir qu’elles secouaient en rythme. Elles firent  le  tour de  la salle avant d’entonner un cantique à la gloire du Tout-Puissant, aussitôt repris en chœur par les fidèles.
Dranoc n’avait que faire de cette ferveur religieuse, et n’était guère d’humeur à partager cette effervescence. Les yeux fixés en direction des trois portes, il humait avec dégoût l’odeur pénétrante de l’encens.
Le Grand Prieur commença son office. Il débuta par quelques vérités, rappela ensuite comment s’était faite l’ordonnance de ce monde ; c’est-à-dire comment le Tout-Puissant avait fait sortir les êtres les plus primitifs du néant et comment il avait créé l’humanité. Puis il parla de privation, de vie dure et pénible, parfois nécessaires en ce monde pour une vie meilleure dans l’au-delà. Car le royaume de l’humanité n’était pas sur Arcania. Non ! Arcania n’était qu’un monde transitoire fait bien souvent de successions d’épreuves envoyées par le Tout- Puissant pour éprouver les croyances de ses « créatures ». La vie, la vraie, était pour après et auprès de son dieu. Oui, le véritable destin de l’humanité était ses retrouvailles avec l’Être suprême ; mais au prix d’une vie exemplaire en ce bas monde. Alors, sur un ton dur et déterminé le Grand Prieur se mit à exhorter l’assistance à une vie plus vraie et plus profonde ; condamnant par là même les croyances aux pouvoirs occultes et le recours à la sorcellerie, qu’il qualifia d’illusions blasphématoires et qu’il rendit responsable de la majorité des maux qui punissaient les humains.
  En effet depuis toujours, et de par le monde, une grande partie de l’humanité avait un goût exagéré pour le merveilleux. La divination et les prophéties, la magie noire et la sorcellerie, enfiévraient toujours autant l’imagination humaine ; même si elles faisaient peser sur chacun des menaces constantes (tant le risque de se faire accuser d’hérésie était grand) ; les commandements divins prônés par la Dynastie n’ayant eu raison de ces antiques croyances, si populaires en d’autres temps.
  – Mais combien faudra-t-il encore de morts, vociféra le Grand Prieur, avant que ces croyances primitives ne soient éradiquées ? Elles font offense au Tout-Puissant. Seules les Prophétesses de ce temple sont habilitées à révéler le destin des humains. Elles seules parlent au nom de l’Être suprême.
  Et dans un emportement qui sembla sans fin à Dranoc, l’Homme de Dieu se mit de nouveau à fustiger ces rites barbares. Contrairement à tous ceux qui se trouvaient dans la salle et qui l’écoutaient béatement (comme si chacune de ses paroles était empreinte d’une suave piété, et dont certains allaient même jusqu’à secouer frénétiquement la tête en signe d’approbation à chaque mot énoncé), Dranoc, lui, ne l’écoutait que distraitement. Et plus du tout dès que la troisième porte s’ouvrit pour laisser entrer une jeune Sisteronne. Elle portait au milieu du front un petit rond rouge qui signifiait qu’elle avait fait vœu de silence. Elle referma la porte à clé derrière elle et s’avança de quelques pas en direction de la foule. On aurait dit qu’elle y cherchait quelqu’un. Dranoc se leva aussitôt de son banc, se fraya un chemin jusqu’à elle et une fois à sa hauteur lui dit, sans aucun préambule :   -  Je suis mandaté par le roi.                                      
Car ces mots à eux seuls avaient valeur de sésame.
La Sisteronne lui sourit et d’un geste de la main lui demanda de la suivre. Ils se dirigèrent vers la sortie. Une fois hors du temple, ils traversèrent la quatrième et la troisième cour, pour rejoindre la deuxième cour et ses jardins. Là ils passèrent derrière les statues en pierre, pour se retrouver au milieu des fleurs et des arbustes, et allèrent jusqu’à une longue rangée d’immenses buissons touffus qui délimitait le jardin. La Sisteronne écarta un des buissons pour laisser apparaître derrière une petite porte, qu’elle ouvrit grâce à une clé. Une fois qu’ils en eurent franchi le seuil, elle alluma une lanterne puis referma à double tour derrière eux.
Ils étaient dans une pièce vide qui se continuait par un escalier qu’ils descendirent, pour arriver jusqu’à une galerie qu’ils traversèrent, pour se retrouver de nouveau au pied d’un escalier qu’ils montèrent. Ils s’engagèrent ensuite dans une série de couloirs auxquels leur succédèrent des salles vides. C’était un véritable labyrinthe dans lequel il aurait été impossible à Dranoc de retrouver son chemin. Enfin ils entrèrent dans une pièce où au plafond une petite verrière circulaire laissait entrer la lumière du jour, faisant une sorte de halo qui éclairait juste une table et deux chaises. D’un geste de la main, la Sisteronne pria « l’envoyé de Sa Majesté » d’attendre ici. Elle quitta les lieux en refermant la porte à clé derrière elle. Cette attitude, que Dranoc considéra comme un total manque de respect à son égard, lui déplut fortement. Tout autant sans doute que de se retrouver seul dans un endroit où il n’y voyait pas grand-chose. Pourtant ses yeux s’habituèrent assez rapidement à cette semi-obscurité, et il commença à distinguer ce qui l’entourait. Mais il n’y avait rien. Seules la table et les deux chaises meublaient la pièce.       
Une porte qu’il n’avait pas aperçue s’ouvrit soudain. Sur le seuil se tenait immobile une Femme. En fait, Dranoc ne la voyait pas totalement. Il ne l’apercevait qu’en ombre chinoise. On aurait dit une apparition. Elle n’était pas très grande et comme toutes les Prophétesses du temple elle portait une tunique bleu sombre, et sur la tête un voile de couleur noire qui masquait la totalité de son visage. Sa silhouette était fine et ses chevilles ressemblaient à deux tiges de roseau. Dranoc était déconcerté. C’était donc elle la Prophétesse ! Il ne l’avait jamais imaginée ainsi. On aurait dit une enfant, et elle avait l’air si fragile, si légère, qu’il lui sembla que le moindre souffle de vent aurait pu l’emporter. Pourtant, il n’eut pas envie de rire. Il n’aurait su dire pourquoi mais il émanait de cet être quelque chose qui l’incommoda immédiatement.
La Femme entra dans la pièce sans dire un mot, referma la porte, et s’approcha de la table sur laquelle elle déposa une petite fiole. Elle était en pleine lumière et se tenait de profil ; de longs cheveux noirs parcourus de reflets argentés 
dépassaient de son voile. Dranoc n’osait s’avancer. Il restait immobile dans la pénombre à  l’observer.  Il  remarqua  l’incroyable blancheur de ses mains, et sa peau était si fine qu’elle en paraissait presque translucide. La Femme resta devant la table, sans bouger, sans un mot pour Dranoc. Puis d’une voix cristalline, elle l’invita à s’asseoir. Dranoc s’exécuta en silence, même si cette atmosphère étrange ne lui convenait pas. La Prophétesse s’assit à son tour. Par un fait inexplicable, son voile glissa jusqu’à terre offrant son visage à la lumière du jour ; et par là même à son visiteur.  Ce que vit alors Dranoc le glaça jusqu’au tréfonds de son âme : la « créature » qui se trouvait face à lui possédait à la place des yeux deux « choses » énormes et monstrueuses. En fait, ces deux « choses » étaient deux énormes globes oculaires qui débordaient de leur orbite et qui tournaient à l’intérieur indépendamment l’un de l’autre. Ils ne possédaient ni pupille, ni iris. Ils étaient d’un blanc très clair, très pur, et quelques filaments verdâtres à la curieuse texture parcouraient leur surface. De fines paupières presque transparentes les recouvraient. Elles apparaissaient et s’éclipsaient par instant. Une indicible frayeur s’était emparée de Dranoc. Une frayeur qui lui disait de fuir. Mais abruti de surprise et d’épouvante, il était incapable de bouger. Il restait là inerte, sans pouvoir détacher son regard de ces deux « choses » sphériques. Il voulut crier pour exprimer toute l’horreur que lui inspirait cette vision. Aucun  son ne sortit de ses lèvres entrouvertes. Il eût ensuite l’effroyable impression que ces deux globes monstrueux avaient une vie propre. Il comprit qu’il était dans le vrai quand ils cessèrent de tourner dans leur orbite pour se fixer sur lui et le dévisager avec insistance. Comme s’ils cherchaient à percevoir à travers lui. Dranoc frissonna. Il avait le sentiment qu’ils fouillaient son âme pour y chercher ses pensées les plus noires et les plus profondes...















   

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